La rivière Madawaska et le pont piétonnier Bernard Valcour à Edmundston (photo J-M. Agator)

La ville d’Edmundston (16600 habitants) est située au confluent de la rivière Saint-Jean et de la rivière Madawaska, dans le comté de Madawaska, le plus à l’ouest du Nouveau-Brunswick. Le comté d’Aroostook (Etat du Maine) est tout près, au sud, sur l’autre rive de la rivière Saint-Jean, et le Témiscouata (Québec) n’est qu’à 20 km au nord-ouest. Aujourd’hui, Edmundston est la ville la plus francophone du Nouveau-Brunswick (94%) et dans le comté d’Aroostook, environ 15% de la population déclarent parler le français à la maison (US Census Bureau). Ce fait francophone est déjà exceptionnel aux Etats-Unis, en dehors de la Louisiane. Mais ce n’est pas tout. La petite ville américaine de Madawaska (4000 habitants), établie en face d’Edmundston, sur la rive sud de la rivière Saint-Jean, est francophone à plus de… 60% ! Pour comprendre cette cohérence transfrontalière, revenons en juin 1785, au moment où allait se former cette communauté francophone du Haut-Saint-Jean, composée de colons acadiens et canadiens français…

Naissance du Madawaska

Les chutes de Grand-Sault, aujourd’hui exploitées par une centrale hydroélectrique (auteur Dr Wilson, licence CC BY-SA 3.0)

Les tout premiers colons acadiens et canadiens français, conduits par l’Acadien Joseph Daigle, venaient de quitter la Pointe Sainte-Anne (aujourd’hui Fredericton) et remontaient la rivière Saint-Jean. Les autorités britanniques leur avaient promis des terres au Haut-Saint-Jean, au-dessus des chutes de Grand-Sault (aujourd’hui Grand-Sault / Grand Falls). Ces familles avaient choisi de quitter la Pointe Saint-Anne, où elles s’étaient établies, inquiètes pour leur avenir face à l’arrivée massive des Loyalistes anglo-protestants. Elles mirent pied à terre sur la rive sud de la rivière Saint-Jean, non loin de l’actuelle église Saint-David de Madawaska (Maine), où Joseph Daigle planta une croix, en signe d’espoir dans l’avenir. C’est ainsi que fut fondée la colonie du Madawaska, d’après le nom du village amérindien malécite situé à proximité…

A la même époque, un autre courant d’immigration se mit en place depuis la province de Québec. Des Acadiens venaient retrouver leurs parents ou obtenaient plus facilement des terres fertiles et des lots à bois. Pour les mêmes raisons, des Canadiens français rejoignaient la colonie depuis les rives du fleuve Saint-Laurent. En 1790, le gouvernement du Nouveau-Brunswick concéda les premières terres à 52 colons du Madawaska, sur les deux rives de la rivière Saint-Jean. La paroisse-mère du Madawaska fut fondée en 1792, sous le patronage de Saint-Basile le Grand, et sa chapelle construite sur le site de l’actuelle église de Saint-Basile (aujourd’hui Edmundston). Pourtant, dès les années 1790, alors que la jeune colonie du Madawaska prenait son essor, le Nouveau-Brunswick et le futur Etat du Maine étaient en désaccord sur le tracé exact de leur frontière du Haut-Saint-Jean…

Une ligne théorique sur le papier

Entrée du pont international (photo J-M. Agator)

Ce conflit frontalier ne fut réglé qu’en 1842 par le choix de la rivière Saint-Jean comme frontière internationale, coupant ainsi en deux la colonie du Madawaska. Que fit la population ? Elle poursuivit tranquillement ses occupations comme si de rien n’était, sans tenir compte de la frontière. Il est vrai que les termes du traité de 1842 avaient été choisis pour perturber le moins possible l’activité économique de la région, fondée sur l’agriculture, l’exploitation forestière et le commerce. En fait, comme le souligne l’historienne Béatrice Craig, le Madawaska demeura longtemps une « marche », c’est-à-dire un territoire revendiqué mollement par les deux puissances, où les intérêts locaux prédominaient. Ainsi, il fallut attendre 1921 pour que soit construit le premier (et actuel) pont international reliant Edmundston et la ville de Madawaska. Avant cette date, il y avait bien des traversiers pour franchir la rivière, mais sans douanier, ni contrôle d’identité. La frontière internationale n’était qu’une ligne théorique sur le papier…

 

Monument du portageur, au début du portage du Témiscouata, à Notre-Dame-du-Portage, Bas-Saint-Laurent (auteur Jeangagnon, licence CC BY-SA 3.0)

Comment expliquer une telle situation ? Revenons au 19e siècle… A cette époque, la géographie physique et la géographie humaine de la région furent les premiers facteurs déterminants. La navigation sur le Haut-Saint-Jean, en amont des chutes de Grand-Sault, permettait de communiquer plus facilement avec Québec plutôt que Fredericton, capitale du Nouveau-Brunswick. En effet, les autorités britanniques avaient reconstruit, en 1784 et à nouveau dans les années 1820, l’ancien chemin du Portage entre Rivière-du-Loup et le lac Témiscouata qui, prolongé par la rivière Madawaska, reliait Québec aux provinces maritimes. Ce chemin du Portage était surtout militaire et postal pour les Britanniques, mais aussi privilégié par les marchands du Madawaska. C’est ce qui avait déterminé les autorités britanniques à offrir des terres aux colons acadiens et canadiens français pour qu’ils contribuent à entretenir cette route d’importance stratégique. Mais ce n’est pas tout…

Le chemin du Portage facilitait aussi les migrations venant du Saint-Laurent. Même du côté américain, le Madawaska resta très majoritairement francophone et catholique jusqu’au 20e siècle. Encore aujourd’hui, les deux villes francophones de Madawaska et d’Edmundston gardent des liens étroits. En janvier 2018, elles ont cosigné une résolution historique exprimant leur vision commune du futur pont international qui les reliera. Elles y affirment leur volonté de faciliter la circulation des véhicules récréatifs comme les motoneiges tout en valorisant la culture et l’histoire de leur région acadienne. Tout porte à croire que les autorités du Maine et du Nouveau-Brunswick en tiendront compte, alors que les travaux du pont international devraient maintenant débuter en 2021.

Le futur pont international, d’après la vision des villes sœurs de Madawaska et d’Edmundston (source https://edmundston.ca/fr/l-hotel-de-ville/blogue-du-maire)

Documentation

Thomas Albert ; Histoire du Madawaska ; Imprimerie Franciscaine Missionnaire, Québec, 1920.

Béatrice Craig ; Le Madawaska, 1785-1870 ; Dans l’ouvrage collectif La Francophonie nord-américaine ; Presses de l’Université Laval, Québec, 2012.

Béatrice Craig ; Le Madawaska entre marche et région frontalière au 19e siècle ou les limites de la construction étatique américaine

Société historique du Madawaska ; La vie au Madawaska 1785-1985 ; Revue de la société historique du Madawaska, janvier-mars 1989.

Article publié à l’origine sur le site de l’association Aquitaine Québec & Amérique du nord Francophone.