Train de bois sur la rivière des Outaouais

Dans l’Ontario d’aujourd’hui, moins de 5% de la province est francophone. Et pourtant, à l’Ouest du Québec francophone, au-delà de la rivière des Outaouais qui sépare les deux provinces, la population de certains comtés de l’Est et de certaines villes des districts du Nord-Est de l’Ontario est majoritairement francophone. Cette situation n’est pas le fruit du hasard. Dans l’histoire du Haut-Canada anglophone (actuel Ontario), l’exploitation de l’Outaouais, par sa rivière, ses forêts, ses régions rurales, fut vitale pour que les premiers foyers francophones s’y établissent de façon durable. Et si l’Outaouais avait sauvé l’Ontario français ?

RPFOCet article a été publié dans le numéro de l’automne 2015 de la revue « Le Chaînon » du Réseau du patrimoine franco-ontarien (RPFO). Voir l’article original : Article du Chaînon.

L’accès au pays d’en Haut par la rivière des Outaouais

En 1615, sept ans après avoir fondé Québec, Samuel de Champlain fut le premier explorateur européen à remonter la rivière des Outaouais pour accéder au pays d’en Haut (région des Grands Lacs) par le lac Nipissing. Par cette route du Nord, il évitait ainsi le haut Saint-Laurent et le pays des Iroquois au Sud, ce qui favorisa un siècle et demi d’explorations françaises et de traite des fourrures par troc avec les Indiens du continent nord-américain.

Champlain sur la rivière des Outaouais

Samuel de Champlain sur la rivière des Outaouais

Ce n’est qu’après la guerre de succession d’Espagne et la signature du traité d’Utrecht en 1713 que le roi de France chercha à tirer un profit stratégique de cet immense territoire contre la Grande-Bretagne [1]. Plusieurs postes de contrôle de la traite des fourrures et militaires furent fortifiés dans la région des lacs Ontario et Erié puis au Nord-Ouest du lac Supérieur. Mais seul le fort Pontchartrain de Détroit, fondé en 1701, abrita une colonie agricole permanente et prospère qui devint dans les années 1740 le premier foyer de peuplement francophone du pays d’en Haut [2].

En explorant le pays d’en Haut par la route de l’Outaouais, les Français ont emprunté des chemins d’eau creusés dans le bouclier canadien, dont le sol rocheux est peu propice à l’agriculture, bien qu’il y pousse d’importantes forêts de conifères. Toutefois le pays d’en Haut resta sous le régime français (jusqu’en 1763) essentiellement une colonie sans peuplement du Canada.

Et pourtant, bien que le roi de France refusât toujours de peupler le Canada en dehors de la colonie du Saint-Laurent, la route de l’Outaouais fut la route principale de propagation de la langue française dans tout le continent. Comment expliquer ce paradoxe ?

La propagation de la langue française par la route de l’Outaouais

Sous le régime français, la traite des fourrures instaura une situation d’interdépendance entre les Français et leurs alliés indiens, qui fut considérablement renforcée par une autre logique, purement coloniale : le métissage biologique.

Voyageur canadien recevant son épouse indienne

Voyageur canadien recevant son épouse indienne

Dès les débuts du régime français, le pouvoir royal autorisa les mariages mixtes, afin de faciliter la francisation des Indiens et un peuplement plus rapide du Canada, mais sans nécessité d’immigration massive provenant de France. Dans le pays d’en Haut, ce sont les mariages « à la façon du pays » qui furent les plus pratiqués [3]. Les coureurs de bois, voyageurs ou militaires contribuèrent ainsi à donner naissance à des communautés métisses francophones distinctes. Ce fut particulièrement le cas à Sault Ste-Marie et dans sa région [4], entre les lacs Huron et Supérieur.

Sous le régime britannique, jusque dans les années 1820, la route de l’Outaouais devint la route principale du commerce des fourrures vers le Nord-Ouest, où les voyageurs et hivernants étaient souvent canadiens-français. Mais jusqu’à 1800 cet intense trafic de voyageurs ne suscita jamais la création d’établissements permanents dans la vallée de l’Outaouais [5].

La langue française, langue des voyageurs, était-elle donc condamnée à se diluer dans l’intérieur du continent ? C’est pourtant un scénario beaucoup moins sombre qui s’est imposé.

L’acte de naissance de l’industrie forestière canadienne

Dès l’instauration du régime britannique, le Canada devint la province de Québec. Après la reconnaissance de l’indépendance des États-Unis en 1783, des milliers de loyalistes américains s’installèrent dans l’Ouest de la province, devenu le Haut-Canada en 1791.

Frégate anglaise, vers 1770

Frégate anglaise, vers 1770

Sans surprise, la plupart des loyalistes délaissèrent la route de l’Outaouais pour s’établir sur les rives des lacs Ontario et Erié [6]. C’était en effet la seule région du Haut-Canada, au Sud du bouclier canadien, où les terres agricoles étaient hautement productives et rémunératrices. Les Canadiens-français, déjà établis dans leur colonie de Détroit, y devinrent rapidement minoritaires [7].

Quel événement majeur a donc pu inverser le scénario de déclin de la Francophonie du Haut-Canada ? Il faut pour cela se resituer dans le contexte de l’époque. Pendant les guerres napoléoniennes, la Grande-Bretagne connaissait des difficultés d’approvisionnement en bois pour ses chantiers navals. Ces difficultés furent largement amplifiées à la suite du blocus continental décrété par Napoléon en novembre 1806 à l’encontre de la Grande-Bretagne, incitant les Britanniques à abolir les tarifs douaniers sur le bois canadien [8].

Cette « préférence coloniale » marqua la naissance de l’industrie forestière canadienne et changea le destin du Haut-Canada francophone.

L’agroforesterie au secours des Canadiens-français

L’industrie forestière s’est rapidement développée dans l’Outaouais, avec la multiplication des chantiers forestiers et des scieries. Il fallait aussi des draveurs pour faire descendre, après un hiver complet en forêt, les radeaux de bois équarri vers Québec. Beaucoup de bûcherons ou de draveurs se recrutèrent, comme les anciens voyageurs de la fourrure, parmi les Canadiens-français, de réputation fiable et docile, bons connaisseurs des milieux naturels [9].

Scierie Hamilton, ville de Hawkesbury, comté de Prescott, vers 1859

Scierie Hamilton, ville de Hawkesbury, comté de Prescott, vers 1859

Les premiers foyers de peuplement canadiens-français se constituèrent le long de la rivière des Outaouais et progressivement à l’intérieur des terres. L’industrie forestière favorisa les débuts de la colonisation en permettant aux colons de combiner le travail en forêt, l’hiver, et le travail de la terre, l’été, pour vendre certains produits agricoles ou animaux aux entrepreneurs forestiers [10]. Ce régime agroforestier était particulièrement adapté à l’Outaouais, aux terres abondantes et peu couteuses mais de qualité médiocre.

Et pourtant, jusque dans les années 1830, à la suite d’une immigration massive provenant des îles britanniques, la plupart des colons de l’Outaouais étaient protestants et anglophones [11]. Il est vrai que les Canadiens-français furent toujours réticents à s’établir dans le Haut-Canada, d’abord en raison du régime de propriété foncière (absence des droits seigneuriaux en vigueur dans la vallée du Saint-Laurent), ensuite parce qu’ils craignaient de ne pas pouvoir pratiquer leur religion catholique ni obtenir des écoles de langue française [12]. Mais cette fois-ci la « Sainte-Alliance » sociale et politique du Canada français (actuel Québec) renversa durablement la vapeur…

La paroisse gardienne de la culture canadienne-française

A partir des années 1840 naquirent des sociétés diocésaines et paroissiales, soutenues par les autorités politiques du Canada français, chargées du peuplement et de la colonisation des nouvelles régions rurales. Ces sociétés proposaient de nouvelles terres aux habitants souvent endettés de la vallée du Saint-Laurent dont les sols étaient épuisés, peu productifs et les seigneuries surpeuplées [13].

Village de L'Orignal, vers 1910, dont la paroisse fut établie en 1836 comme première paroisse dans le comté de Prescott

Village de L’Orignal, vers 1910, dont la paroisse fut établie en 1836 comme première paroisse dans le comté de Prescott

Cette stratégie de l’épiscopat québécois porta ses fruits, avec le prêtre-colonisateur en fer de lance et la paroisse linguistiquement homogène comme gardienne de la culture canadienne-française. Les régions limitrophes du Québec devinrent la terre de prédilection des colons catholiques canadiens-français. La plupart d’entre eux ne firent que déborder le territoire québécois en suivant la rivière des Outaouais, où ils trouvaient des terres à cultiver et surtout du travail en forêt ou dans les scieries.

Le premier évêque de la ville de Bytown (devenue Ottawa en 1855), Bruno Guigues, fonda en 1849 une société de colonisation qui donna naissance à de nombreuses paroisses dans les actuels comtés unis de Prescott et Russel, les premières de l’Ontario, où la population francophone devint majoritaire [14].

Dès 1880, le passage du chemin de fer permit l’expansion de la colonisation canadienne-française vers le Nord-Est de l’Ontario, à travers le bouclier canadien. La population française s’y multiplia pour exploiter les richesses naturelles, dans l’industrie forestière ou minière. Mais elle s’implanta surtout dans les nouvelles régions rurales, avec un peuplement homogène souvent comparable à celui des paroisses des comtés unis de Prescott et Russel [15].

Finalement, c’est grâce au potentiel agroforestier de l’Outaouais que les Canadiens-français ont su exploiter les nouvelles ressources de l’Ontario et se regrouper, en milieu anglophone, pour défendre leurs droits linguistiques et culturels.

Il semble donc bien que l’Outaouais ait vraiment sauvé l’Ontario français !

[1] Cornélius J. Jaenen, Les Franco-Ontariens, chap. 2 : l’ancien régime au pays d’en haut, 1611-1821, Ottawa, Presses de l’Université Ottawa, 1993, p. 23.

[2] Gaétan Gervais, Les Franco-Ontariens, chap. 3 : l’Ontario français (1821-1910), Ottawa, Presses de l’Université Ottawa, 1993, p. 50.

[3] Nathalie Kermoal, La Francophonie nord-américaine, chap. 1, art. 6 : postes, missions et métissages dans le pays d’en Haut, Québec, Presses de l’Université Laval, 2012, p. 38.

[4] Ibid.

[5] Fernand Ouellet, Les Franco-Ontariens, chap. 4 : l’évolution de la présence française en Ontario, Ottawa, Presses de l’Université Ottawa, 1993, p. 159.

[6] Ibid., pp. 131-132.

[7] Ibid., p. 135.

[8] Sylvain Pagé, « Le Canada et Napoléon », Article, www.napoleon.org/fr/histoire [consulté le 24/08/2015].

[9] Gaétan Gervais, op. cit., p. 54.

[10] Gaétan Gervais, op. cit., pp. 55-56.

[11] Fernand Ouellet, op. cit., p. 160.

[12] Gaétan Gervais, op. cit., p. 68.

[13] Gaétan Gervais, op. cit., p. 66.

[14] Ibid., pp. 68-73.

[15] Ibid., p. 84.